Fernand Ettori, homme des Lumières
(1919-2001)
par
Marie-Jean VINCIGUERRA
Brillant élève du lycée de Bastia, Marie-Jean Vinciguerra n’a jamais caché son admiration pour son maître, Fernand Ettori, se disant « ébloui » par « son message de lumière débordant le cadre scolaire. » Dans son dernier livre « Un buisson de paroles, » le poète rend ainsi hommage à Fernand Ettori, maître à penser : « Fernand Ettori, érudit et cultivé, ce distingué agrégé de lettres était un personnage complexe. Aristocrate de la « Terre des Seigneurs », il a été le maître à penser de la mouvance autonomiste. C’était un professeur d’exception. »
J’évoquerai, à partir de souvenirs personnels et en signe de reconnaissance, « l’ homme remarquable » que fut Fernand Ettori, ce Maître à qui nous devons tant et dont la riche et complexe personnalité garde sa part de mystère.
Première image
Jeune agrégé de lettres classiques, nommé, au lendemain de la guerre, au Lycée de Bastia où il avait accompli une partie de ses études secondaires (1), le professeur Fernand Ettori devait, selon la tradition, prononcer le classique « Discours de Distribution des Prix » (2). Solennité d’un jour faste : tenues d’apparat, toilettes des épouses de notables, robes noires des enseignants, lauréats endimanchés… Les souvenirs se sont estompés, mais, j’ai gardé, vivace, l’image de celui qui m’apparut alors, tranchant sur tout discours académique, comme porteur d’un message de lumière débordant le cadre scolaire. Je fus ébloui… Bientôt, il serait mon maître en classe de Première . Fernand Ettori entrait dans mon Panthéon.
Enracinements et ancrages
Issu d’une ancienne famille originaire de Quenza en Corse du Sud, le professeur Ettori tirait fierté de son appartenance à « la Terre des Seigneurs »… Au physique comme au moral, sa distinction naturelle - un’andatura signorile - imposait le respect. Ce Sgiò d’allure aristocratique était à l’écoute des voix d’un peuple dont il percevait la noblesse, héritage des antiques civilisations latines. .
Dans son Anthologie des expressions corses, précieux conservatoire commenté de la sagesse insulaire et des métamorphoses de notre culture au cours des siècles, u nostru distintu agregatu a su nous faire goûter la verdeur de la langue corse dans la savoureuse diversité de ses parlers. S’exprimer dans la langue de nos pères, fussent-ils notables, paysans ou bergers, était pour Fernand Ettori signe de distinction. La crudité des mots, le chapelet des imprécations dans la bouche du peuple ne l’effarouchaient point. Garbatu, cù a sò manera di dì, l’omu tinia a sò lingua pulita. Homme de méditation, le professeur ne fuyait pas la société des hommes, mais la vanité des bavardages. Il poursuivait « au-dedans de soi » dans sa « librairie » une inlassable conversation avec les textes, magique métamorphose de l‘écrit en paroles vives. Ces entretiens familiers allaient bon train en français, italien ou en latin…ce latin qu’il considérait comme une langue vivante, une langue nourrice du parler de nos pères..
L’ancrage bastiais
Bastia avait été, au croisement des deux derniers siècles, une active capitale intellectuelle, véritable « pont culturel » sur les chemins de la Toscane et de Rome.
Fernand Ettori devait s’inscrire dans cette lignée d’enseignants érudits, de lettrés, celle des Salvatore Viale, F.O Renucci, de Pierre-Mathieu Lucciana (Petru Vattelapesca), de l’abbé Letteron…
Un pédagogue hors-pair
En Première, il nous initia à l’art de l’explication de texte et de la composition (le mot dissertation lui paraissant réclamer moins d’exigence de la part de l’élève). Sans élever la voix, avec une ferme douceur, il nous guidait : précision et rigueur étaient les maîtres mots de sa pédagogie. Il nous incitait à apprendre par cœur des textes essentiels qui avaient fait au préalable l’objet de cette fameuse « explication de texte », exercice emblématique de l’enseignement français : tirades de la Phèdre de Racine, du Polyeucte de Corneille, du Misanthrope de Molière… extraits significatifs des écrivains philosophes ( Candide de Voltaire ou encore cette Histoire des Oracles de Fontenelle , choix de poèmes : Le Moïse de Vigny, sonnets de José Maria de Heredia si parfaitement ciselés…toujours l’excellence mise à la portée du plus grand nombre. J’ai souvenir d’un autre exercice original mariant l’esprit de rigueur et les ressources de l’imagination: la rédaction d’une lettre de Voltaire en s’inspirant de sa correspondance ou encore d’un plaidoyer de Cicéron à partir d’une version latine. Ainsi le Maître frottait-il nos jeunes cervelles aux pensées des grands auteurs français et latins.
Photo de classe de l’année 1947-48
Le professeur, digne, au centre d’une petite troupe d’adolescents. regard du maître désarmait les plus frondeurs qui redressaient leur tenue quelque peu débraillée. Les élèves percevaient sous la sévérité du pédagogue la sensibilité de l’humaniste dont il inscrivit au tableau une belle définition : «Etre homme, c’est savoir converser avec les hommes » . En co-signant avec Jacques Fusina, son ancien élève de lettres/Sup, un ouvrage de synthèse sur la problématique de l’enseignement de la langue corse : « Langue corse : Incertitudes et Paris », le professeur témoignait encore de sa modestie. Répondant à l’une de mes questions sur l’art d’enseigner, il me confia l’un de ses aphorismes :« Enseigner, n’est-ce pas tirer jusqu’à soi l’élève, puis, savoir s’effacer. Ainsi se construit la chaîne des générations ».
Quand l’élève devient votre collègue
Nommé au Lycée de Bastia, en septembre 1959, je retrouvai comme collègues chargés de la classe de Lettres Supérieures, mes anciens maîtres, Fernand Ettori et Simon-Jean Vinciguerra, historien et poète. Je revis également Pierre Simi, mon professeur de géographie, animateur de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse.
Voisins et presque parents…
Fernand Ettori et sa petite famille habitaient, à Bastia, le Palais Cardo. Nous étions voisins. Forse eramu parenti…Il arriva, une fois, à ma mère d’évoquer avec fierté les liens de parenté qui nous unissaient à des familles du Sud. Sa mère, née Giacomoni, n’était-elle pas la fille d’une Sagra Maria, née Ettori ? Quenza, Lanfranchi, Nicolai… noble parentèle, gens marquée par tant de drames et de revers de fortune ! N’étions-nous pas aussi liés aux protagonistes de la terrible vendetta des Lanfranchi et Nicolai ? Le lamentu de Ghjovan Camellu avait en nos cœurs une toute particulière résonance…
« Chjami è rispondi » de citations dans la salle des profs du Lycée Marbeuf
Aux célèbres vers relatant la tragique histoire d’Ugolin, le père qui aurait dévoré ses enfants :
con cagne magre, studiose e conte Gualandi con Sismondi e con Lanfranchi … … (chant 33 de l’Enfer-Divina Commedia) faisait écho, six siècles plus tard, la plainte de Ghjuvan Camello : Son i Lanfranchi superbi ed orgogliosi A su manera pretendinu le cose …
Fernand Ettori et moi étions seuls dans la salle des professeurs Je me souviens bien avoir prononcé la malédiction de Dante contre Pise : Ahi Pisa vituperio delle genti … … et je revois Fernand Ettori, lèvres serrées, enchaîner avec cette autre malédiction contre les Génois :
Ahi Genovesi uomini diversi …
Soudain se fait entendre un tonitruant
- « Que complotez-vous, chers collègues ? »
Stature de Commandeur dans l’encadrement de la porte ouverte d’un coup de botte de chasseur, Pierre Simi venait d’interrompre ce bel échange - qui, peut-être, ne fut qu’un songe. J’osai : « Nous parlions de Dante…notre plus grand poète corse » .Ma plus grande récompense fut, ce jour-là, le sourire du Maître, un sourire valant approbation de mon jugement sur Dante.
Cadeau d’anniversaire du Maître à son élève de Première
Un jour, je trouvai dans la boîte aux lettres un livre de poésies : Le Pèlerin de la France de Paul Fort, sacré « Prince des poètes ». Le volume était une édition originale et numérotée.. Lyrique et désinvolte, ce poète chantait la France. Il inspira Georges Brassens. Paul Fort n’aurait été qu’une invention de poètes facétieux…Cette fable enchantait Fernand Ettori. J’ai gardé précieusement ce cadeau d’un maître qui encourageait son élève à emprunter les chemins du rêve et de la Poésie en langue française.
D’une culture l’autre
Dans le même temps où il faisait découvrir à ses élèves le riche panorama des Lettres françaises, le Maître s’appliquait à révéler à un plus large public le génie créatif du peuple corse. Poursuivant l’œuvre initiée par le Chanoine Letteron, il prit une part essentielle à la renaissance de La Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse. Spécialiste du XVIIIème siècle, ses travaux sur Jean-Jacques Rousseau, les révolutions de Corse, Pascal Paoli, font date : richesse de la documentation, finesse de l’analyse, et toujours cette belle rigueur dans l’élaboration de l’argumentation et l’art de la synthèse. Contributions savantes à diverses revues historiques, colloques... sans oublier sa participation au Mémorial des Corses…
Sur les traces d’un faux chevalier de Malte
Au cours de ses recherches pour sa thèse de doctorat, Jean-Jacques Rousseau législateur des Corses, il s’intéressa à un mystérieux personnage, Rancurel, qui rendit visite à Jean-Jacques Rousseau à Môtiers-Travers, en 1765, alors que celui-ci travaillait au Projet de Constitution pour la Corse. On appréciera la démarche méthodique et la manière élégante de s’adresser à l’inspecteur d’académie, Marc Rancurel, et de lui communiquer vingt pages de sa thèse.
« La question du nationalisme corse au cœur de ses préoccupations »
Comme l’a souligné Francis Pomponi : « F. Ettori s’interrogeait sur les processus qui conduisaient un peuple à devenir une nation. »
Avec l’honnêteté intellectuelle qui le caractérisait, Fernand Ettori ne confondait pas la pédagogie avec la démagogie. Le Professeur n’imposait pas à l’élève ses convictions, mais il cherchait à développer son esprit critique. Le moment viendra où il prendra sans ambiguïtés, courageusement, position dans les batailles idéologiques. Ardent défenseur de la langue et de la culture de son île, il fut en première ligne dans le combat pour l’extension de la loi Deixonne au corse, la réouverture de l’Université de Pascal Paoli.
Les esclaves corses
Je le revois, lors d’une journée de l’université d’été, nouveau Virgile, porté par la houle d’une jeunesse suspendue à ses paroles : « Aux yeux des Romains, les Corses passaient pour être de mauvais esclaves. » Bref silence de l’assistance.… Un éclair de malice dans les yeux, le Maître tirait la leçon : « Les esclaves corses n’affirmaient-ils pas ainsi leur amour de la Liberté » ?
Colloque sur l’Avenir institutionnel de la Corse 21 février 2000
Participaient au colloque José Rossi, Jean-Louis Andreani, Henri Caillavet, Charles Debbasch, Philippe Guglielmi, Charles Napoléon, Jean-Guy Talamoni, Marie-Jean Vinciguerra , Roland Francisci, Jean-François Marchi…Fernand Ettori n’ayant pu se déplacer, sa communication fut lue par Maître Lina Filippi. Ce fut un moment de forte émotion. L’historien, pénétré de l’esprit des Lumières, dénonçait les impostures des Puissances, la falsification des faits, le détournement de sens des mots. Au terme de sa communication Fernand Ettori devait conclure que la refondation des rapports entre la France et la Corse s’imposait et que c’est aux Corses qu’il appartenait de choisir leur destin.
Deux « lettres testamentaires »
Nicolas Giudici obtenait , en 1997, le Prix du livre corse avec son essai : Le crépuscule des Corses. Tel un La Fontaine découvrant Baruch, Fernand Ettori de s’écrier : «Miracle ! Il faut lire ce livre ! » Les éloges qu’il adresse à l’auteur pourraient s’appliquer à lui : « J’ai retrouvé avec émotion quelques unes des intuitions que j’ai eues depuis trente ans, mais approfondies, coordonnées, non en un système, mais avec une vue d’ensemble. .. J’ai parfois rêvé d’écrire un ouvrage sur la question corse. Je sais maintenant que je ne le ferai pas. A quoi bon ? Vous venez de produire une œuvre que nul ne pourra désormais éviter et qui servira de référence.». Le parallèle courageusement établi par le journaliste entre l’île et le Mezzogiorno italien (prégnance des liens familiaux, transmission héréditaire du pouvoir politique, économie tributaire du clientélisme, justice gérée comme une affaire de famille, violence structurelle, déstructuration territoriale …) s’ouvrait pour Fernand Ettori sur des perspectives moins crépusculaires que ne le laissait penser le titre. En fait, l’œuvre de Giudici parachevait celle d’Ettori. Le Sage de Porti-Vecchju faisait sienne la pertinente injonction du journaliste inspiré: « Nous qui avons colonisé la planète, nous devrions savoir qu’un peuple sans autoroute, c’est une tribu » ? Pour autant, Ettori affirmait qu’en aucun cas il ne renoncerait à son identité corse. Faisant écho à Camus, il affirmait : « En bon corse de quatre-vingts ans, je me refuse à renier ma famille pour devenir citoyen, quelles que puissent être les conséquences de ce refus ». Nous retiendrons encore cette ultime phrase qui ressemble fort à un testament spirituel : « Je garde l’espoir secret que l’actuel déclin de la civilisation occidentale pourra trouver dans ce conservatoire des archaïsmes (qu’est la Corse) un principe de renaissance. »
Le 6 août 1999, Ettori s’excusait de ne pouvoir se rendre à Calvi pour recevoir notre « Prix du livre corse » attribué à La Maison de la Rocca, Il se disait heureux de constater que « ce qu’on appelle à tort le Moyen-Age pouvait intéresser nos contemporains et les porter à réfléchir sur le monde d’aujourd’hui. » Le brillant dix-huitièmiste, en revisitant plus particulièrement les XIVème et XVème siècles, resituait dans une perspective de plus longue durée l’histoire de l’île et éclairait le rôle joué par les seigneurs de La Rocca dans la formation d’un esprit national.
C’est dans la solitude de ses terres de Torre de Porti-Vecchju que, venu l’âge de la retraite, Fernand Ettori devait se retirer parmi ses livres pour y poursuivre son dialogue, jamais interrompu, avec les « Anciens et les Modernes ».
Il fut et reste ce Maître exemplaire, souvent paradoxal, mais ne transigeant jamais avec ce que la raison et le cœur lui laissaient pressentir comme devoir être la Vérité et le Bien, en un mot, l’Honneur d’un homme et de son peuple.
Marie-Jean Vinciguerra
1 études poursuivies au Lycée Louis-Le-Grand
2 « Le Discours de Distribution des Prix » d’Eugène Gherardi – Albiana