BASTIA

 

Bastia, « insulaire à double tour » comme l'écrit Eugène Mannoni dans son livre-testament . Une « V-île. Mantinum, navire immobile sous le vent. Dans Roma, il y a Amor. Dans Bastia s'implante la Bastiglia fondée, en 1380, par Leonello Lomellini.

Cardo, réminiscence d'un axe romain et, plus certainement, pivot génois, donne son premier nom au vieux port.

Forteresse face à la mer, Bastia fut d'abord ce défi : ériger un bastion au-dessus d'une crique étroite. Son développement se fit contre la prédiction de Monseigneur Giustiniani, qui en avait bien vu les handicaps (1531).

Une ville est ce texte de pierre écrit non seulement par ses édiles, ses prélats, ses architectes, mais aussi collectivement par son peuple. Y affleure le murmure des générations disparues, contrepoint des rumeurs de la cité vivante.

La morphologie de la ville traduit également les rythmes et les tensions de son histoire passée et présente : oppositions économiques et sociales, à l'époque génoise, entre les quartiers privilégiés de Terra Nova et la Terra Vecchia des petits commerçants, artisans, marins et pêcheurs ; au XIX siècle, contraste entre un Centre-ville bourgeois et les quartiers plus populaires de la Haute et de la Basse-ville; enfin, dans la deuxième partie du XX siècle, le déséquilibre entre Bastia-ville et ses quartiers Sud, le centre s'étant vidé au profit d'une périphérie qui reçoit de surcroît l'apport démographique de l'intérieur. D'où un gouvernement de la ville marqué par des alliances subtiles et paradoxales.

Travaillée par le temps, malgré les outrages des guerres, par-delà métamorphoses et avatars, la cité garde son âme et sa musique.

La texture de la ville peut être lue comme une partition.

Déjà, dans Terra Nova disposée en conque, les édifices alignés au cordeau se dressent comme la mâture altière d'une nef dont les volutes épousent le tracé courbe du rempart marin.

Une des clefs de la ville ne fut-elle pas « U cìmbalu », édifice emblématique évoquant ce rare clavicembalo en hauteur, qui donnait réponse, sous forme de magagna aux curieux : « Che t'importa, o coglione, se così vuole il padrone »? Son extension suit le contournement du Vieux-Port, Terra Nova se dédoublant en Terra Vecchia. Au XIX siècle, le Vieux-Port se miniaturisant au profit du « Nouveau Port », signe de la forte activité commerciale et maritime de la ville. Déployant ses gréements, draps battants en ses coursives et ruelles, la barque de Saint Erasme reçoit Bastia, grande Dame à l'austère corsage piqué de joyaux baroques.

Parfaitement insérés dans la trame de la cité, figuration d'une autre Cité, les chapelles, oratoires, églises, couvents : deux claviers superposés, Saint-François et Ignace de Loyola.

Ainsi s'institua ce Bastia paradoxal, grave comme une basse de violoncelle, qui accompagnerait une suite baroque.

Bastia est, dans tous les sens, une ville de hauteur. Bastia, Haute-Ville et ville haute.

Citadelle en surplomb, immeubles bourgeois de six étages, volées de marches, escaliers de marbre ou ricciata de galets (« en hérisson »), tout s'inscrit dans un mouvement ascensionnel de la Traverse au Palais de justice, du Palais de justice aux hauteurs agrestes de Saint Antoine et de Montserrato où une réplique de la Scala Santa de Rome donne une autre image emblématique de la ville.

Les paghjelle, vague déferlante, venue de l'intérieur, ont emporté la barcarolle bastiaise. Les vocalises de César Vezzani, intemporelles, s'élèvent au-dessus de la ville. Le ballon dirigeable de Capazza, envolé de la place Saint Nicolas, en 1886, les rejoint au ciel des gloires bastiaises.

Il y a aussi un Bastia plus tumultueux où la commedia dell'arte des vents tient l'affiche presque toute l'année. Libecciu, Gregale, Sciloccu , Tramuntana, Levante, sarabande de spazzini matamores, envahissent, à tour de rôle, la scène et les coulisses.

Alternant avec les bourrasques, les brises, soubrettes de comédie, font passer sur la ville des souffles légers.

La ville se délasse sur la place Saint-Nicolas, balcon sur la mer, où un empereur renvoie davantage à César qu'à Napoléon. Il regarde l'Italie avec plus de raison que la veuve de Renno offrant ses enfants à la Patrie...Mais Bastia n'est ni paoliste ni bonapartiste. Ligure et baroque, elle reste fidèle à elle-même.

La cité industrieuse aurait-elle perdu ce charme d'avant-guerre dont nous avaient si bien parlé Dalzeto et les poètes bastiais ? Que sont devenus les chants du travail, les fortes odeurs d'anchois, de tanin, de salpêtre et d'huile ?

La maladie a eu raison des platanes familiers. Mais les portails aristocratiques ont défié le temps (« Col tempo »).

Sous le signe du schiste bleu et gris tourterelle accordé à son indéfectible mélancolie, Bastia, casquée de lauzes, est restée en tonalité première, même si l'on nous dit que les embruns ont effacé les couleurs des crépis ligures.

Dernier contraste de cette ville austère et docte, ses coquetteries orientales. Des dallages où alternent schiste et cipolin conduisent encore à des jardins exotiques et secrets où les palmiers évente l'éclat argenté des verts aloès.

Bastia est aussi une ville enchantée. Un courant magique relie la sorcière de galets colorés où se reflète la voûte étoilée sur la piazzetta de l'église de la Conception au diamant noir du Christ des miracles dans l'écrin rococo de « Sainte-Croix ». Une mystérieuse placette de galets circonscrite de l'oratoire, la cathédrale Sainte-Marie et le couvent Sainte-Claire constitue l'ombilic et l'orient de la ville.

La scénographie baroque de la cité n'est pas d'opérette. Bastia est une ville assise sur des profondeurs, celles de grottes marines, de souterrains et de caves, qui recèlent les mystères du Temps.

 

Marie-Jean Vinciguerra (Préface de Jocelyne Casta, Jean-Raphaël Cervoni, « A la découverte de Bastia », CRPD de Corse- 1996)