Rencontre à La Havane  

Marie-Jean Vinciguerra et Fidel CASTRO (Avril 1988)

 

Première cohabitation Mitterrand-Chirac. René Monory est ministre de l’Education nationale. Michèle Alliot-Marie, secrétaire d’Etat « chargée de l’Education ». Le ministre lui délègue un certain nombre d’attributions  selon son bon plaisir. Après avoir été conseiller technique du « roi René », je me vois proposer par « MAM » la direction  de son Cabinet.                                                                                                                                 

Le ministre qui préfère être seul au gouvernail de l’Education nationale me souffle une dernière instruction : «  faire voyager notre amazone ». Tout en assurant la gestion des dossiers qui lui sont confiés (lutte contre l’échec scolaire, déconcentration-décentralisation, enseignement privé, langues régionales, commémoration de la Révolution  française…), la secrétaire d’Etat, adoubée par le Premier Ministre, obtient la faveur de jouer sur la scène internationale un rôle diplomatique confidentiel …C’est dans ce cadre (coopération en matière d’éducation, négociation de contrats.…) que s’inscrivent, au printemps 1988, les rencontres avec les chefs d’Etat du Pérou, de l’Argentine, de l’Uruguay, de Colombie, enfin de Cuba qui devait conclure ce périple latino-américain.                  Cette dernière rencontre avec Fidel Castro était délicate. Le « Comandante » souhaitait être reçu officiellement en France. Il s’agissait, en contrepartie de cette invitation, d’obtenir  la libération de prisonniers politiques.                    J’ai accompagné MAM dans cette « tournée » latino-américaine.

 

Notre ambassadeur à La Havane, Jean-Louis Marfaing qui entretenait des relations cordiales avec le « Lider Maximo » se proposait d’organiser un  déjeuner à la résidence, afin de créer « les conditions d’un échange  décontracté » entre Fidel Castro et notre  Secrétaire d’Etat. Au Protocole de décider du lieu et de la date.                                                          Nous sommes le 8 avril. Aucune réponse n’est donnée, à ce jour, à la proposition française.                                                                                                   

« Viendra » ? «  Viendra pas » ?                                                                                    

 L ‘ambassadeur  n’a pas l’air inquiet. Il sait que Fidel Castro peut surgir, au dernier moment, sans s’être fait annoncer… Souriant, il ajoute : «  Rassurez-vous, Madame, Il viendra…N’a-t-il pas fait savoir, hier, dans la soirée, qu’il enverrait « son »  cuisinier à l’ambassade pour remplacer le nôtre… Bonne précaution… si l’on ne veut pas courir le risque d’être empoisonné..».      Il est 13 heures trente.           

Soudain, corps massif dans un treillis vert-olive, c’est lui ! Fidel Castro ! Il s’avance, chaleureux, les bras ouverts.  À côté du colosse (1), un petit homme moustachu, vêtu de blanc, Gabriel Garcìa Marquez, le futur Prix Nobel. Présentation alternée et rapide des  companeros et de la délégation française... .. Esquisse d‘un baisemain…abrazos ...    Castro, sur un ton plaisant, tapotant l’épaule d’un « ministre barbu »: « Ce camarade a en charge le marxisme-léninisme…  » (2) 

Même buriné par l’âge, Fidel garde un visage d’adolescent viril au profil grec. Allure d’hidalgo de celui qui fut, dit-on, l’enfant illégitime d’un père galicien, Angel Castro- riche et analphabète- et d’une mère cuisinière.  Son père le reconnut en 1943, date à laquelle il prit le nom de Castro.                                                                                                                  Père du peuple cubain, n’est-ce pas de celui-ci que tu reçois, en retour, ta légitimité ?                                                      Avant d’imposer ton image de guérillero  en treillis,  jeune homme, tu portais costume strict de laine sombre et cravate.

Désireux de connaître  son sentiment sur la personnalité de Garibaldi, le «  héros des deux mondes » qui offre tant de ressemblances avec lui, je profite d’une halte dans sa conversation avec MAM et hasarde :                                                « Les Mille de Garibaldi, une poignée d’irréguliers contre des armées conventionnelles…vos 81 companeros »….  Fidel enchaîne sur la  stratégie de guérilla de l’homme à la chemise rouge.

Castro connaît son Garibaldi par cœur.                                                                                                                   

Son modèle, c’est José Martì. Elève des Jésuites… il a été fasciné  par des personnages comme Moïse  …Josué..  la force de Samson  . …L’Ancien Testament fut son Iliade et son Odyssée…  « Commandant en chef » ? C’est le plus haut grade de notre armée révolutionnaire, une armée  qui, au début, ressemblait davantage à un commando, voire à une bande! Mais, l’important, c’est d’être, d’abord, « Commandant de soi-même » !    

Castro disait cela, il  y a près de trente ans.  Je ne sais plus distinguer par moments   ses propos de mes propres pensées.

Fidel reste debout quand il parle. Il se penche vers son public comme s’il le mettait dans la confidence.                            Dans les grands rassemblements, il entrecoupe ses interminables monologues d’un discours- fleuve de « chjami è rispondi », chants alternés tonitruants.Maintenant, je le revois  en conversation avec l’ambassadeur. Il s’interrompt. Il tortille les poils de sa barbe. Vers la fin 1985, il avait cessé de fumer. C’est alors qu’il prit  ce tic.                                      Comment pouvais-je ne pas évoquer son séjour, en avril 1948, à  Bogota, ses rencontres avec Jorge Eliécer Gaitàn (3) et le Père Camilo Torres (4) ? Tout à l’heure, il me confirmera :                                                                                                - « À Bogota, jeté en plein milieu d’une guerre civile, j’ai assisté à une révolution populaire spontanée. »

J’avais lu la célèbre plaidoirie improvisée de Fidel, à son procès de septembre 53 où Il avait revêtu la robe noire d’avocat pour assurer lui-même sa défense : « La Historia me absolvera ». « L’Histoire m’absoudra ». La plaidoirie qu’il reconstitua de mémoire, transformée en manifeste, a jeté les bases de son programme révolutionnaire. Ce qui m’avait frappé, c’est l’idée centrale de sa plaidoirie, cette recherche de l’« auteur intellectuel du délit ».  Sur la table devant lui, l’avocat Castro avait déposé les œuvres de José Martì (5)                                                                                                         

- « J’ai été impressionné par vos références historiques, juridiques et philosophiques lorsque dans votre péroraison vous justifiez l’insurrection contre la tyrannie en citant les théologiens du Moyen-Age, le droit des gens, la philosophie des lumières. Vous me faites penser aux théologiens corses du XVIIIè siècle qui justifiaient la révolution des Corses contre Gênes avec une argumentation identique. Vous vous inscrivez dans la suite de ces penseurs pour qui le droit à la résistance et à l’insurrection est légitime face au despotisme. (6)                                                                                           À la question des juges : « Qui est le responsable de l’attaque de la caserne de Moncada », vous ne pouviez répondre que : «José Martì » !                                                                                       .                                                                                                          Une autre demande me  brûle les lèvres : « Que pensez-vous de l’effervescence autonomiste corse » ?                              - « Je ne connais pas bien vos problèmes. Mais je pense que vous, les Corses, ne devriez jamais oublier ce que vous devez à la culture italienne et à la culture française. » (6)

Conseiller culturel à Bogota, j’avais suivi la fin de l’équipée bolivienne de  Régis Debray.  Je me risque à parler de la « naïveté » du « philosophe-guérillero ». D’un revers de la main, pis qu’agacé, comme excédé, sans un mot, il repousse ma curiosité. Raison de plus pour ne pas évoquer celui qui reste si présent à notre esprit, ombre vivante : Le Che ! 

Je me tourne vers Gabriel Garcìa Marquez, resté dans son coin. Boude-t-il ? Est-il ailleurs ? Bibard, mon ancien condisciple de Louis-Le- Grand, aujourd’hui Conseiller culturel à La Havane, m’a rejoint.  Je devrais avoir honte de me livrer, une fois de plus, à des exercices d’admiration. Mais comment ne pas profiter de la chance exceptionnelle qui m’est offerte de converser avec deux génies : « Cent ans de solitude » m’a ébloui. C’est l’un des livres qui  permet de mieux comprendre les secrets de ma terre corse. Le réalisme magique n’est-il pas l’une des clefs pour entrer dans l’imaginaire insulaire ? La Colombie de « Gabito » (7) n’est-elle pas un archipel d’îles ? Le grand romancier vénezuélien d’origine corse, Uslar Pietri, n’est-il pas l’inventeur avec le Cubain Alejo Carpentier de cette dénomination ?

Fidel et MAM s’entretiennent de nouveau, à voix basse.                  

«Le Comandante-gentleman» lui fait, à l’évidence, une cour qui n’est pas pour déplaire à l’élégante messagère que lui a  dépêchée le Président Chirac. Aurait-elle oublié la recommandation qu’elle m’avait faite dans l’avion qui atterrissait à Bogota  : « Fidel est un coureur de jupons. Marie-Jean, vous vous tiendrez près de moi. Soyez mon ange gardien » !         Lui aurait-elle  arraché un contrat ? Obtenu l’élargissement  d’un prisonnier politique ?

Fidel a-t-il entendu Gabito prononcer le mot de Macondo (Le merveilleux village de «Cent ans de solitude », anagramme magique  de Moncada (la fameuse caserne attaquée par ses hommes) . Il se tourne avec vivacité vers  nous. Est-il impatient d’évoquer  ses coups de cœur : Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas… Kaput de Curzio Malaparte…  Shakespeare, Dante ces monuments qui sont à la mesure de sa faim vorace de Lecteur devant l’Eternel...

Les heures ont tourné sans que le charme de Fidel n’ait cessé d’opérer. 

Le Jefe va nous faire un dernier cadeau : « J’admire Napoléon. Quand nous avons renversé Batista, des guérilleros ignorants voulaient détruire le musée napoléonien d’un planteur cubain. J’ai tout fait pour qu’il soit conservé et destiné à exposer aux peuples le message historique et culturel de ce génie.. Le musée est fermé pour travaux. Je fais ouvrir les portes. Vous y verrez les œuvres des plus grands artistes de l’époque napoléonienne, de Gros à Canova, et une bibliothèque « impériale » de plusieurs milliers de volumes(6 ). 

 

Le 25 novembre dernier, Fidel Castro quittait ce monde.                            

En septembre 2015, il avait rencontré le Pape François. Avec son ami, le dominicain Frei Betto, il avait longuement parlé de Dieu.   Renversant les rôles, au procès de l’attaque de la caserne de Moncada, ne décrivait-il pas avec humour l’embarras du diable  ne sachant dans quel cercle de l’enfer de Dante jeter le dictateur Batista, dans celui des criminels, des voleurs ou des traîtres ?

Fidel portait-il encore à son cou la petite médaille de la Vierge de Cobre ?                                                                          Pour les uns, Satan,  pour les autres, Saint. Héros libérateur d’un peuple ou dangereux Don Quichotte ?                            Seule la balance de  Dieu pourra peser l’âme de ce Géant de l’Histoire, décider de sa destination : Enfer, Purgatoire, Paradis ?

Dans son livre,  Au cœur de l’Etat (8), Michèle Alliot-Marie évoque ce voyage et le déjeuner avec Castro qui « dura bien cinq heures…et où la conversation roula sur les sujets les plus divers ».                           

Nous n’avons peut-être pas, chère MAM, engrangé, dans cette mission à Cuba, de riches contrats, mais comment oublier ces cinq heures d’échanges, cette Conversation,  entre songe et réalité, avec un géant de l’Histoire ?

    

Marie-Jean Vinciguerra

 

1   Champion dans tous les sports( baseball, basket-ball ,  saut en hauteur, 400mètres,  plongée sous-marine en apnée…)                                  

2 Il reviendra,  à plusieurs reprises,   par la suite,  sur cette appartenance idéologique au communisme, non sans humour  et ambiguïté ( «  Je ne suis pas communiste quoique l’on puisse dire… et que j’aie pu dire …   communiste utopique, peut-être…mais jamais « em-bri-gadé » ! et ce rappel malicieux : Oui, J’ai signé l’appel de Stockholm en 1950 …comme votre Premier ministre                                                                             

 3 Jorge Eliécer Gaitàn leader de l’aile progressiste du parti libéral colombien Son assassinat déclencha le Bogotàzo, soulèvement populaire urbain qui réactiva la guerre civile                                                                                                          

 4 Camilo Torres, prêtre tué ans les Andes, à la tête d’une bande de guérilleros colombiens.                                                                                                                        

5 José Marti, écrivain et patriote cubain                                                                                

6 Extraits du discours de Fidel Castro publiés le 31mai 2008 dans Corse-Matin, article de Jean-Pierre Girolami                    7  Diminutif   de  Gabriel ( Garcìa Marquès )                                                                                                                 

Au cœur de l’Etat   Michèle Alliot-Marie Plon 2013